L'heure du bilan est arrivée.
Est-ce que j'ai réussi à écrire
autant que je le souhaitais? Difficile à déterminer. On voudrait
toujours qu'un miracle fasse en sorte qu'on écrive un chef-d’œuvre
en deux temps, trois mouvements, mais on sait très bien que les
miracles n'existent pas. Pour répondre à la question, j'ai d'abord
tracé un bilan « quantitatif » :
J'ai terminé un album qui était déjà
bien avancé et l'ai envoyé à un éditeur.
J'ai terminé à 90 % l'album
« principal » de ma résidence, soit le projet que
j'avais soumis.J'ai terminé au moins 50 % du premier jet d'un autre album, que j'ai l'intention de continuer par la suite.
J'ai écrit environ le tiers du premier jet d'un autre album, mais je ne sais pas encore si je le continuerai ensuite.
J'ai terminé à environ 80 % le premier jet d'un roman pour les 6-9 ans (celui inspiré par la mascotte).
C'est bien beau tout ça, mais en
écriture, le quantitatif ne veut pas dire grand-chose. Des
pourcentages, des nombres de mots ou de pages, des fractions, des
heures, les chiffres ne valent rien tant qu'un éditeur ne nous a pas
dit : « Nous sommes intéressés à publier votre
texte. » D'ailleurs, les chiffres ne veulent pas dire
grand-chose non plus par la suite. Les initiés comprendront ce que
je veux dire.
C'est pour cette raison que, pour évaluer les retombées d'une résidence de création, le bilan qualitatif est tout aussi important. Je relis mon cahier (et non ce carnet) de résidence et je n'en reviens pas de toutes les étapes par lesquelles je suis passée en neuf semaines. Un départ en coup de canon, le freinage brusque dû au syndrome de l'imposteur, les questionnements et remises en question, les hauts et les bas, les idées notées, les préparations d'ateliers, les émotions ressenties et les prises de conscience. Première prise de conscience : Ce n'est pas parce que j'étais en résidence que j'ai pu me transformer en auteure à la plume continue et prolifique. En écriture comme dans le travail, j'ai un rythme qui n'a rien de régulier. Je ne produis pas de façon constante et soutenue, à moins d'avoir à faire face à un échéancier serré. Donc, j'avais beau mettre le bouton à on à mon arrivée à la bibliothèque, il y a des jours où la machine démarrait et il y en a d'autres où je n'étais pas « efficace ». Je mets le mot entre guillemets car, comme je le disais plus haut, le quantitatif ne veut rien dire. Quand je n'étais pas efficace, des choses étaient probablement en train de se mettre en place dans ma tête.
Une découverte dès les premiers
jours : l'importance d'avoir une discipline, de me fixer du
temps pour écrire et m'y tenir quoi qu'il advienne ou presque. Parce
que quand quelque chose arrive d'inattendu, c'est toujours le temps
pour écrire qui écope. Parce qu'écrire chez soi, c'est assez
facile quand tout va bien, mais quand ça va moins bien, c'est là
qu'une discipline peut s'avérer nécessaire. Parce qu'en deux mois,
il y a au moins une journée où on a mal à la tête, une journée
où on a mal dormi la nuit précédente, une journée où on a des
pépins domestiques, une journée d'imprévus, une journée où on
n'a pas le goût... Et ce ne sont pas nos engagements (rencontres
dans les écoles, ateliers, contrats...) que nous faisons sauter. Ce
sont les heures d'écriture. Comme si écrire n'était pas important,
comme si le temps consacré à l'écriture était superflu. C'est
vrai que personne n'attend mon prochain livre. C'est la situation
pour la plupart des auteurs.
L'écrivain n'est pas un chef
d'entreprise dont les actionnaires attendent un rendement, un
comptable dont on attend les déclarations de revenus, un médecin
dont on attend qu'il soigne, guérisse, prescrive, un chauffeur de
taxi qui doit amener son client à bon port, un serveur qui doit
apporter les plats avec le sourire, un éditeur qui doit publier nos
livres, un enseignant qui doit enseigner à notre enfant, un comédien
qui doit donner une bonne performance, un athlète dont le
commanditaire attend de bons résultats... Un écrivain dont on
attend prochain livre? Ils sont peu nombreux. Les autres commettent
des œuvres qui souvent passent inaperçues. C'est le lot aussi des
artistes en arts visuels, des compositeurs et des
auteurs-compositeurs, des chorégraphes, pour ne nommer que ceux-là.
Il y a bien sûr des cas où les
lecteurs attendent fébrilement la suite d'une série, le prochain
Untel ou Unetelle. Mais pour la plupart des auteurs, peu de gens
accordent de l'importance à ce qui est à venir. Ça se comprend :
l’œuvre n'existe pas encore. Et quand elle existera, elle ne sera
qu'un grain de sable dans le Sahara des livres. Cette longue
complainte étant émise, ce n'est pas une raison pour ne pas
continuer.
C'est donc l'auteur et lui seul qui
peut accorder une quelconque importance à ce qu'il fait. Lui seul
qui peut bloquer du temps pour écrire, qui peut choisir de prendre
ce temps au détriment du reste.
Changement de propos : j'ai
apprécié la médiation culturelle dans ce qu'elle m'a permis d'être
une passeuse. Partager avec des jeunes n'était pas une nouveauté
pour moi, mais partager avec des adultes l'était. Enfin, presque.
J'ai aimé l'expérience au point d'envisager de continuer dans cette
voie, de créer des occasions pour avoir la chance de récidiver. Je
me souviens d'avoir assisté à une conférence de Marie-Aude Murail
il y a plusieurs années lors de laquelle elle disait à quel point
il est important d'être des passeurs. Je crois que les bourses de
création en résidence ont cet avantage par rapport aux bourses de
recherche et création : elles permettent aux auteurs de passer,
de donner, donc par le fait même de recevoir.
Je ne verrai plus les bibliothèques de
la même façon. J'ai parlé des lieux de vie dans mon billet du 11avril. J'avais l'habitude d'entrer et de ressortir rapidement de
« ma » bibliothèque, le temps de choisir des livres, ou
encore d'être isolée dans une salle le temps de rencontrer les
élèves d'une classe. J'avais oublié que les bibliothèques sont
des lieux de vie, où des gens de tous âges vont passer beaucoup de
temps. Il se passe plein de choses dans les bibliothèques, il y a
des gens qui organisent des événements, des expositions, des
échanges, etc. Il y a des gens seuls qui viennent lire les journaux.
Il y a des parents qui VEULENT que leurs enfants lisent. Il y a des
jeunes qui ne peuvent s'empêcher de bavarder (oh! souvenirs!). Il y
a des généalogistes qui viennent fouiller. Il y a des amateurs de
BD.
Il y a une mascotte qui rassemble les
gens.
Il y a tout le personnel de la
bibliothèque que je remercie chaleureusement pour leurs sourires
quotidiens.
Je n'aime pas les départs, je n'aime pas les quais de gare, je n'aime pas les fins. Je vous laisse donc avec cette citation de Marie-Aude Murail : « La culture ce n'est pas un boulet, c'est un aliment pour les gens vivants! »